• Le petit garçon est super content. Il vient de recevoir un "vrai" ballon de foot-ball comme ceux qu'il voit parfois à la télévision quand son papa le laisse regarder le début d'un match.

    Il voudrait pouvoir l'essayer tout de suite mais il doit pourtant patienter. Il fait nuit déjà et ce n'est que demain qu'il pourra en profiter.

    Ailleurs dans la ville, dans un petit studio très sobrement meublé, un jeune homme vérifie une nouvelle fois ses affaires, un jogging un peu trop large pour lui, des chaussures de sport, une ceinture, un gsm et puis les documents qu'il a préparés, une carte de transport, un extrait de plan imprimé d'internet. Il est calme, méthodique, précis. 

    Après avoir tout rangé soigneusement, il déplie le canapé et s'allonge sur le lit ainsi constitué. Ses pensées s'envolent soudain vers une maison lumineuse en bord de mer, il croit ressentir un instant les émotions d'une enfance heureuse, les odeurs, les couleurs. Il réalise que ces souvenirs lui causent un malaise diffus et il s'empresse de les chasser. Sa vie n'est plus inscrite dans le bonheur et l'insouciance. Il est un autre homme à présent, investi d'une mission et habité par des certitudes incompatibles avec le bonheur simple d'une vie banale. Il cherche le sommeil pour ne pas avoir à affronter ses interrogations sur les raisons et le bien fondé de ce changement.

    D'autres hommes non loin de là ne dormiront pas du tout. Ils sont en alerte. Comme des chasseurs, ils connaissent leur proie, mais ils ne savent ni quand ni où s'offrira à eux la chance de la croiser et de l'intercepter. Pour Julien, s'engager dans les forces spéciales a représenté un engagement quasi mystique après le décès de son frère dans un attentat, quand il n'était encore qu'un adolescent turbulent. Il s'est engagé sans l'accord de ses parents qui tout de suite ont vu dans cette démarche s'ouvrir une seconde source de peur et d'angoisse et le risque de revivre le cauchemar de la perte d'un fils. Il est devenu major de sa promotion d'élèves gradés. Et il a choisi les forces spéciales au lieu de postes beaucoup plus stratégiques pour ceux qui veulent faire carrière.

    Julien sait que demain sera à nouveau le premier jour du reste de sa vie, il va participer à sa première mission.

    Le jour est levé. Le petit garçon s'est levé bien trop tôt pour un samedi. Il a tellement insisté que sa maman l'a habillé aussitôt, en tenue de foot,  puis,  avec la même insistance, il a forcé son père à se doucher et à s'habiller avant de l'entrainer vers le parc voisin.

    Le petit garçon est heureux. Il joue avec son nouveau ballon depuis un bon moment déjà sans jamais se lasser même si son papa est décidément beaucoup plus lent et maladroit que les joueurs de la télé.

    Le jeune homme est arrivé à destination. Il regarde lentement autour de lui, tout a l'air calme même si, grâce à ce temps exceptionnel qui règne depuis plusieurs jours, le parc se remplit assez rapidement de familles, de joggeurs, de cyclistes et de promeneurs de chiens. Tout s'annonce donc très bien. Il respire doucement. Il se concentre.

    Le véhicule banalisé est garé à quelques dizaines de mètres de l'entrée du parc. À l'intérieur Julien et 3 de ses camarades portent l'équipement classique des forces d'intervention, gilet pare-balles, cagoule, brassard d'identification et fusil d'assaut. Il savent que plus loin, d'autres forces attendent pour intervenir et, pour eux, le pire risque provient justement de cette confusion possible. Mais surentrainés, déterminés, ces hommes sont prêts, prêts à affronter le pire, prêts à mourir s'il le faut pour assurer la survie d'autres de leurs congénères.

    Le papa du petit garçon commence à en avoir assez. Il souffle et court de moins en moins, ce qui agace l'enfant qui voit s'approcher le moment où son père voudra rentrer. 

    Profitant d'un nième éloignement de son père à la recherche du ballon, le petit garçon s'approche d'un banc sur lequel est assis un jeune homme seul. En souriant, il lui explique que son ballon est tout neuf, que c'est un vrai de foot, que son papa est nul et qu'il voudrait bien que lui, le jeune homme, vienne jouer avec lui.

    Après à peine un instant d'hésitation, le jeune homme lui sourit et se lève pour le suivre. Le père de l'enfant est quelque part soulagé d'être remplacé et va prendre place sur le banc.

    Julien et ses collègues sortent du véhicule, le plus discrètement possible, ils s'approchent de l'entrée du parc. Des gens regardent stupéfaits, certains sortent déjà un gsm pour filmer la scène mais tout le monde est rapidement et silencieusement écarté par d'autres agents en civil.

    Ainsi donc la cible est là, à quelques pas. On l'a signalée ce matin et l'ordre de l'intercepter à été donné quelques secondes plus tôt. Les hommes progressent en s'abritant dans la végétation. Soudain stupeur!

    La cible joue au ballon avec un petit garçon. Une chance pour leur approche car sa vigilance est relâchée, un risque énorme car leur action devient extrêmement risquée pour l'enfant. Julien réfléchit un instant. Il demande à un de ses compagnons, tireur d'élite, de choisir l'emplacement d'où il pourrait à tout moment abattre le jeune homme en cas de besoin. Une fois celui-ci en place, il reprend son approche avec encore plus de précautions.

    Le petit garçon est à nouveau tout heureux. ce nouveau partenaire est beaucoup plus doué que Papa. Une seule chose l'étonne, le petit garçon ne comprend pas pourquoi le jeune homme garde sa veste de jogging, il fait si chaud et on voit bien qu'il transpire. Parfois les grands sont bizarres. En tout cas il joue bien.

    Allez, encore une passe trop forte, le jeune homme se détourne et s'approche du buisson sous lequel le ballon a terminé sa course. Le petit garçon s'est déjà replacé, prêt à recevoir à nouveau la balle quand il comprend que quelque chose ne va pas. Où est passé le jeune homme? Pourquoi ne revient-il pas?

    Julien a réussi l'interception de main de maître. Le terroriste a été capturé avec sa ceinture explosive autour de lui. Les informations étaient donc bien fondées, il s'apprêtait à se faire exploser au milieu d'un parc bondé. Pourquoi, alors, a t-il attendu aussi longtemps avant d'agir?

    Le petit garçon est rentré à la maison avec la promesse de son père qu'il reviendrait aussitôt après le repas. Qui sait, pense l'enfant, le jeune homme sera peut-être ressorti du buisson.

    Julien est félicité par ses supérieurs. Sa première mission est un succès complet. Il est fier mais il sait aussi que cette mission n'est qu'une péripétie dans la lutte acharnée que devra mener la Civilisation contre le néant.

    Le jeune homme est assis sur le banc de la cellule. Qui pourrait comprendre que ce petit garçon, en le ramenant dans sa propre enfance et dans ses jeux de ballon interminables avec ses copains d'alors, a provoqué en lui le sursaut d'humanité qui l'a détourné de sa mission? Lui même se croyait à l'abri de toute hésitation, certain de s'être déjà libéré de sa propre existence et d'être prêt à mourir pour une cause supérieure. 

    Si ces yeux restent secs, il pleure sans doute au fond de lui sans savoir ou sans oser s'avouer si c'est de rage d'avoir échoué ou de joie d'avoir renoué avec la vie!

     


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